LE MONDE ECONOMIE | 02.04.02 | 20h09

MIS A JOUR LE 02.04.02 | 20h34

L'Insee doit réapprendre à douter, par Thomas Coutrot

Une trop grande foi dans le modèle néoclassique standard émousse le sens critique des chercheurs.

L'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) jouit d'une réputation de compétence et de neutralité à laquelle tous ses membres sont profondément attachés.

Il se trouve pourtant, pour la deuxième fois en trois ans, au cœur d'une controverse scientifique et politique majeure.

La direction de l'Institut est accusée (notamment par ses syndicats) d'avoir imposé dans le débat public les résultats spectaculaires d'études contestables portant sur des questions particulièrement brûlantes. En juillet 2000, au comble du débat sur le plan d'aide au retour à l'emploi (PARE) et l'indemnisation du chômage, la revue Economie et Statistique publiait un article de MM. Laroque et Salanié, deux hauts responsables de l'Insee. Selon cette étude, près de la moitié de chômeurs se trouvent en "non-emploi volontaire", autrement dit ne souhaitent pas travailler, et le smic détruit des centaines de milliers d'emplois. Le Medef s'est prévalu de ces résultats dans sa polémique avec le gouvernement et certains syndicats.

Aujourd'hui, c'est Jacques Chirac qui cite avec gourmandise l'étude de MM. Crépon et Desplatz publiée dans le dernier numéro de la même revue. Selon les auteurs, les allégements de charges sur les bas salaires décidés par le gouvernement Juppé en 1995 auraient permis la création ou la préservation de 460 000 emplois entre 1994 et 1997, soit trois fois plus que l'estimation consensuelle des experts de l'administration. Plus d'emplois créés que la loi Aubry pour trois fois moins cher : un véritable miracle économique...

La controverse qui s'est engagée ne laisse guère place au doute : ces résultats ne sont pas crédibles. Yannick Lhorty (de l'université d'Evry), dans un commentaire publié dans le même numéro de la revue, estime qu'il faudrait diviser par deux l'estimation, si l'on prenait en compte les effets du financement de ces mesures. Michel Husson, de l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES), fait observer que selon les auteurs eux-mêmes, l'échantillon des entreprises observées n'a globalement pas créé d'emplois, même si celles qui ont bénéficié des allégements ont connu une croissance plus forte et donc plus de créations d'emplois que les autres. Henri Sterdyniak, de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), explique cet apparent paradoxe : les entreprises à bas salaires, bénéficiaires des allégements, ont tout simplement pris des parts de marché aux autres.

L'étude extrapole, au plan macroéconomique, les différences entre entreprises observées au niveau micro, en oubliant qu'une grande partie des emplois créés par les unes est perdue par les autres, et que le résultat global est très incertain : classique erreur d'agrégation lors d'un passage du micro au macroéconomique. Alain Gubian et Gilbert Cette, deux spécialistes reconnus des politiques d'emploi, jugent d'ailleurs invraisemblable l'ordre de grandeur des résultats avancés par l'étude. Ajoutons que les auteurs ont omis de prendre en compte les hausses du smic décidées par MM. Chirac et Jospin en 1995 et 1997, qui ont pratiquement annulé l'effet sur le coût des bas salaires des allégements Juppé.

Pourquoi ne s'est-il trouvé personne, au sein de l'Insee, pour alerter les auteurs ou la direction sur l'invraisemblance de leurs résultats ? Trois niveaux d'explication doivent être mobilisés pour comprendre cette étrange affaire. Le premier renvoie à une radicalisation du modèle français de l'ingénieur des grandes écoles, qui survalorise l'abstraction mathématique au détriment de la connaissance pragmatique. Chez certains chercheurs de l'Institut, la fascination irrépressible pour les modèles et techniques statistiques et mathématiques les plus sophistiqués s'accompagne d'un faible intérêt pour l'économie et la société concrètes. Le culte de la performance technique, la recherche de la reconnaissance des pairs, notamment anglo-saxons, font la fierté de beaucoup des économistes les plus brillants de l'Institut. Une recherche tend à être jugée bien plus sur l'audace et la nouveauté des méthodes économétriques mises en œuvre que sur la pertinence et la compréhension fine des données empiriques mobilisées.

En deuxième lieu, une trop grande foi dans le modèle néoclassique standard émousse le sens critique des chercheurs. Le chômage provient nécessairement d'un coût du travail trop élevé ou d'allocations trop généreuses. Les recherches sont systématiquement fondées sur ces hypothèses. Quand les résultats vont dans le sens prédit par le modèle, ils ne suscitent pas le doute. Même si leur ordre de grandeur est invraisemblable ou s'ils sont tellement imprécis qu'aucune conclusion solide ne devrait en être tirée.

Enfin on peut parler d'une dérive politique, qui ne touche que la direction générale de l'Institut. Ces travaux à caractère expérimental, réalisés beaucoup plus dans une logique de virtuosité que pour répondre à des questions concrètes de politique économique, ont changé de statut quand le directeur général de l'Insee, Paul Champsaur, a décidé de leur donner une large publicité. Comme par hasard, les deux articles tombaient pile dans le débat politique et social pour appuyer les thèses les plus libérales. La droite et le Medef s'en sont bien sûr emparés, mais aussi certains conseillers de Lionel Jospin, tel Jean Pisani-Ferry, président du conseil d'analyse économique de Matignon, qui citait abondamment les deux études dans son rapport et son ouvrage sur le plein emploi, pour illustrer les mérites de la baisse du coût du travail. En même temps la direction de l'Institut s'est systématiquement abstenue de développer des travaux sur la réduction du temps de travail, et sa revue n'a publié aucun article sur ce thème, visiblement jugé trop éloigné de l'orthodoxie libérale. Les options idéologiques semblent l'avoir emporté sur la mission de service public.

Thomas Coutrot est statisticien-économiste, membre de la Fondation Copernic

ARTICLE PARU DANS L'Édition DU 03.04.02