Les Echos n° 18.627 du Mercredi 3 avril 2002
OPINIONS/IDÉES
Le point de vue de GILBERT CETTE ET
ALAIN GUBIAN * Le mauvais calcul de l'Insee
Le point de vue de GILBERT CETTE ET ALAIN GUBIAN *
Le mauvais calcul de l'Insee
Le 8 mars, « une nouvelle évaluation des effets des allégements de
charges sociales sur les bas salaires » était publiée dans la revue phare
de l'Insee : « Economie et Statistique ». 460.000 emplois, soit plus de 3
% des effectifs salariés, selon l'estimation privilégiée par les auteurs,
Bruno Crépon et Rozenn Desplatz, auraient été créés ou sauvegardés entre
1994 et 1997 par les baisses de cotisations patronales au voisinage du
SMIC intervenues entre ces deux années. Cette estimation, considérablement
supérieure à tous les résultats des travaux antérieurs sur ce sujet et
dépassant les effets de la RTT mesurés à ce jour, alimente le débat sur le
mérite relatif de ces deux politiques d'emploi. Or les ordres de grandeur
des résultats de l'étude laissent totalement perplexe et celle-ci relève
avant tout d'un travail de recherche méthodologique très
exploratoire... D'abord, les travaux antérieurs mettent l'accent sur
des délais d'action de ces politiques jouant sur les prix relatifs
relativement longs. Les évaluations couramment admises retiennent des
effets de l'ordre de 60.000 emplois pour 10 milliards de francs (1,52
milliard d'euros) d'allégements concentrés sur les bas salaires, soit
250.000 emplois pour les allégements en vigueur en 1996 (environ 40
milliards de francs, 6,10 milliards d'euros), mais à moyen-long terme,
c'est-à-dire à cinq ou dix ans, et sans tenir compte de l'impact négatif à
court terme du financement (par impôts ou réductions de dépenses) de la
mesure. Fin 1997, compte tenu de ces délais, seuls 100.000 à 120.000
emplois pourraient ainsi être imputés aux mesures mises en oeuvre depuis
1993. En 1998, le professeur Malinvaud retenait une évaluation plus élevée
à long terme (300.000 à 400.000 emplois « au bout de dix ans »), mais il
insistait sur la lenteur du phénomène de créations d'emplois (« l'effet
d'allégement des charges doit s'échelonner dans le temps... il serait
surprenant que ses premières manifestations aient déjà eu une telle
ampleur qu'elles aient imprimé une marque claire dans les séries
macroéconomiques ») et la nécessité d'une stabilisation des mesures pour
bénéficier des effets maximum, ce qui ne fut guère le cas sur la
période... Il considéra plus tard que l'impact emploi calculé à fin 1999
par la Dares et repris dans le rapport Pisani était un maximum. Or l'étude
Crépon-Desplatz prend en compte le seul surcroît d'allégements opéré entre
1994 et 1997 (trois quarts des montants précités soit 30 milliards de
francs, 4,57 milliards d'euros). L'évaluation proposée (460.000) est donc
à court terme (moins de deux ans en moyenne) et équivaut à 5 fois le
montant évoqué ci-dessus à cet horizon ! Ensuite, le but des
allégements est de stimuler l'emploi faiblement qualifié dans les
entreprises et de favoriser les secteurs à forte main-d'œuvre peu
qualifiée en jouant sur le prix relatif de ces catégories d'effectifs et
sur ceux des biens ou services produits. A ces différents effets de
substitution augmentant l'emploi à croissance donnée s'ajoutent des effets
« d'offre » liés aux baisses de prix induites qui stimulent la croissance
et donc l'emploi, qualifié ou non. Mais on s'attend à ce que les premiers
soient bien plus forts que les seconds. Avec l'étude Crépon-Desplatz, le
résultat est inverse ! L'effet d'offre l'emporte très largement,
expliquant l'essentiel des 3 % de créations d'emplois.
Macroéconomiquement, cela signifierait qu'une amélioration de la situation
financière des entreprises via des aides correspondant à un demi-point
point de leur valeur ajoutée élèverait le volume de cette dernière de 2 %
à 3 %. Le multiplicateur, de 4 à 6, serait donc très supérieur, sans que
cela soit autrement justifié, aux valeurs usuellement retenues,
inférieures à l'unité... Cela signifie aussi que le maintien des
allégements à leur niveau de 1994 aurait conduit à une baisse de l'emploi
salarié entre 1994 et 1997 (au lieu d'une hausse de 2,5 %). Cela signifie
encore que l'économie française aurait elle-même connu une croissance très
ralentie, en décalage complet avec son environnement économique immédiat :
la croissance française a été de 1,6 % par an en moyenne sur ces trois
années, contre 1,4 % pour l'Allemagne et 2,0 % pour l'ensemble de la zone
euro ; sans cette mesure, elle n'aurait donc été que de 0,8 % à 1 % par an
en moyenne. Si les ordres de grandeur de ses résultats sont
surprenants, l'étude pose aussi de nombreuses questions méthodologiques.
Adaptant de façon expérimentale une méthode utilisée pour comparer des
populations « traitées » par une mesure (par exemple un dispositif
d'emploi aidé) à des populations « non traitées », les auteurs comparent
entre elles les entreprises selon l'ampleur de la baisse de coût du
travail permise par les allégements pour déduire leur impact sur l'emploi.
Mais les entreprises les plus allégées ne sont pas quelconques et l'étude
aurait gagné en crédibilité en indiquant si l'emploi n'était pas déjà plus
dynamique avant 1994 dans ces entreprises et en présentant ses évolutions.
Mais surtout, ces études microéconomiques ne conduisent habituellement pas
leurs auteurs à fournir un bilan macroéconomique ! L'évaluation est ainsi
menée sur un échantillon d'entreprises permanentes sur la période qui
exclut les créations et destructions d'entreprises. Elle ne peut pas,
surtout, tenir compte de la concurrence qu'exercent les entreprises « les
plus allégées » sur celles qui le sont moins, voire pas, conduisant à
surestimer fortement les effets de la mesure (ceux qui proviennent de
modifications sectorielles de l'économie). Il n'est dès lors pas possible
de tirer un chiffrage macroéconomique d'une étude dont les estimations
sont par ailleurs fort imprécises selon les auteurs eux-mêmes (460.000 est
au centre de la fourchette 255.000-670.000 emplois). Ajoutons que
l'analyse porte sur l'emploi salarié total sans intégrer la dynamique
propre du temps partiel en partie liée aux allégements certes, mais pas
seulement, ce qui va encore dans le sens d'une surévaluation des effets.
Enfin, elle ne tient pas compte des hausses du SMIC qui par deux fois sur
la période ont eu sur le coût du travail des entreprises concernées un
impact inverse à celui des mesures, ce qui a d'ailleurs justifié leur
extension... Comme travail de recherche, l'étude Crépon-Desplatz
justifie un débat entre économistes, appelle d'autres travaux, d'autres
approches... Mais sa publication comme article de référence pose en
revanche problème car elle met en avant un chiffre unique très clairement
surestimé et totalement stupéfiant pour une telle mesure !
Gilbert Cette et Alain Gubian sont économistes. 460.000 emplois
en trois ans dus aux baisses de charges : impossible !
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