Pour un autre enseignement de l'économie à l'ENSAE
Grâce notamment aux efforts déployés par le Mouvement des étudiants pour une réforme de l'enseignement de l'économie, le débat sur l'enseignement de l'économie s'est installé dans les universités d'économie et à l'ENS. De nombreux professeurs ont depuis pris position. Le Rapport Fitoussi, publié en septembre, relance le débat et prône quelques mesures audacieuses, notamment la pluridisciplinarité et la plus grande place laissée aux débats et controverses.
A l'ENSAE, le calme avant la tempête ?
L'ENSAE peut-elle continuer à ignorer ces discussions ? Il nous semble urgent de secouer l'inertie - pour ne pas dire l'autisme - de la direction de l'ENSAE. L'économie n'est pas une science dure ; la prétention à la neutralité et à l'objectivité cache souvent les présupposés idéologiques les plus enracinés. Or, plus qu'à l'université, la pensée unique règne en maître et vise à produire des économistes dociles incapables de remettre en cause les dogmes libéraux. Pour exercer son esprit critique, l'apprenti-économiste est prié de s'informer ailleurs (liste des enseignements de l'ENSAE).
Une économie mathématique au service de l'idéologie néolibérale
Nous ne remettons pas en cause l'utilisation des techniques mathématiques en économie. A condition de comprendre que les mathématiques ne sont que des outils pour comprendre les phénomènes économiques et non une fin en soi. Malinvaud ne dit pas autre chose : l'objectif accessoire, familiariser avec les outils, ne doit pas prendre le pas sur l'objectif principal, faire bien comprendre phénomènes et problèmes économiques (Revue économique, septembre 2001, vol. 52, n°5, p.1052). La qualité d'un modèle ne doit pas être jugée selon son degré de pureté axiomatique mais suivant sa capacité à expliquer les faits.
Or, le recours aux mathématiques sert d'argument d'autorité pour imposer sans discussion certains types de modèles : les modèles harmonicistes et anhistoriques d'équilibre général. Le fait que ces modèles normatifs ne peuvent "rendre compte" des cycles ou des crises qu'au moyen de chocs exogènes ne semble pas gêner les parangons de l'économie mathématique néoclassique - que Keynes avait déjà dénoncés en son temps : Trop de récentes "économies mathématiques" ne sont que de pures spéculations, aussi imprécises que leurs hypothèses initiales, elles permettent aux auteurs d'oublier dans le dédale des symboles vains et prétentieux les complexités et les interdépendances du monde réel ("Théorie Générale", Payot, 1998, p.301). L'essentiel est de "faire science" et de justifier ainsi en son nom les politiques économiques les plus régressives.
Propositions :- Enseigner une économétrie appliquée : s'assurer que les élèves savent mettre en oeuvre et interpréter les modèles économétriques simples avant l'étude de modèles plus complexes
- Discuter des controverses passées et contemporaines : par exemple la controverse qu'a suscité le texte de Laroque et Salanié sur le non-emploi.
- Enseigner dès la première et la deuxième années des modèles alternatifs aux modèles standards : modèles classique, marxien, post-keynésien, et régulationniste.
L'unilatéralisme abrutissant des enseignements
Le pivot des cours de première et deuxième année est le bloc micro-macro de la théorie standard. Les cours d'économie littéraire (dont les élèves du concours éco sont privés en première année) ne visent qu'à légitimer l'orientation des cours d'économie formalisée. Ainsi, le cours d'histoire de la pensée économique (HPE) est construit, depuis peu, autour de la trilogie Quesnay-Smith-Walras : Ricardo et Marx sont mis au placard, la théorie de la valeur-travail étant sans doute trop subversive. Keynes n'est pas davantage étudié, sa pensée étant assimilée à la récupération néoclassique de la Théorie Générale (IS-LM). Quant au cours d'histoire de la pensée macroéconomique, il se résume à un pseudo face à face entre nouvelle macroéconomie classique et nouvelle macroéconomie keynésienne d'accord sur l'essentiel, laissant de côté les courants hétérodoxes se réclamant de Ricardo, de Marx ou d'une lecture radicale de Keynes (auteurs déjà ignorés en HPE : tout se tient ...).
Dans cet océan d'orthodoxie, surnage le cours - excellent - de Boyer et de Orléan en troisième année : maigre alibi pour la direction de l'école (veut-elle se donner bonne conscience ?) qui ne nous fait pas oublier le reste.
En outre, il faut prendre conscience que l'économie n'est qu'un élément des sciences humaines et sociales. Seule, elle est incapable de rendre compte de la complexité du réel : le chômage, les politiques d'emploi et de formation professionnelle, la protection sociale, la politique économique... sont aussi peu susceptibles d'être étudiés par la seule économie (formalisée de surcroît) que par la seule sociologie ou la seule histoire. Mais a-t-on vraiment envie de faire comprendre ces phénomènes aux étudiants? Ou au contraire de leur en donner une vision biaisée, conforme à l'idéologie économiciste et libérale que l'on cherche à promouvoir?
Propositions :
En première et deuxième années :- Un cours sur les fondements de l'économie : qu'est-ce que la richesse, la valeur (travail ou utilité ?), etc.
- Des cours d'économie descriptive, pour sortir un peu de la théorie pure et plonger dans la réalité sociale.
- Un cours élargi de HPE intégrant les pensées de Ricardo, Marx, et Keynes, scandaleusement passées sous silence.
En troisième année :- Des cours optionnels sur les courants hétérodoxes contemporains : conventionnaliste, institutionnaliste, etc.
Il nous reste le plus difficile : construire un rapport de force qui seul permettra une réforme radicale. Cette prise de position n'est qu'un premier pas dans cette direction.